Représenter le colossal roman de Proust À la Recherche du Temps Perdu dans un livre illustré semble aux confins de l’impossible. La structure complexe du texte, sa temporalité fluide, le foisonnement des personnages, l’enchevêtrement du récit avec des réflexions esthétiques constituent autant d’écueils à sa représentation dans le média du visuel. En sus, au-delà de la trame littéraire, comment communiquer l’émotion que suscite l’effluve de ses longues phrases coulantes ? Un illustrateur pourtant a relevé le gant et entrepris la tâche de transposer La Recherche dans un registre d’images : Stéphane Heuet. Passionné du roman proustien, il s’est proposé d’adapter ce roman-fleuve en douze bandes dessinées d’une cinquantaine de pages chacune. À ce jour, cinq tomes ont paru. Nous nous proposons de faire un examen critique de l’interprétation de Heuet et considérer si, en tentant de récréer le microcosme proustien en images, cette adaptation réussit à transcrire, au moins en partie, le voyage intérieur du narrateur, tant du point de vue d’un lecteur familier avec le texte original que d’un néophyte. Dans ce but, nous explorerons le style du dessin, la relation du dessin au texte, les moments où le dessin est escamoté au profit du texte et ceux où, au contraire, le dessin prédomine. Nous porterons une attention particulière à la façon dont Heuet choisit d’exprimer des moments transcendants pour le narrateur et considérerons aussi la relation complexe de l’auteur lui-même avec Proust, tel qu’il l’exprime dans le documentaire Forever de Heddy Honigmann (2006). Paraphrase, interprétation ou création, l’univers proustien reconstruit par Heuet parvient-il à transmettre ses longueurs et langueurs, finesses et licences ? Heuet réussit-il à transmettre la profondeur complexe du récit, la précision implacable de sa prose et l’émotivité fiévreuse du narrateur ? Ou ne fait-il qu’inoculer le lecteur aux séductions du texte écrit et provoquer résistivité à l’immersion discursive qu’est la lecture du texte original ?