Comics is about memory, because when you draw a comic strip you’re drawing more the way you remember things then the way that you see them necessarily.
- Chris Ware, 2005
Nous savons, depuis Barthes, que le réalisme tient davantage de l’effet de réel que de la reproduction. Or, cet effet de style pourrait-il avoir un objet abstrait ? Par exemple, peut-on imaginer qu’un un raisonnement ou un affect soit « représenté », traduit dans un médium, et cela avec toute la rigueur — même apparente — qu’un style réaliste implique ? Une telle hypothèse étendrait exagérément le domaine, déjà prospère, du réalisme historique : bien vite, avant-gardes et autres nouveaux romans monteraient aux barricades. Je l’adopterai néanmoins, l’instant de ma communication, afin d’observer comment, dans l’œuvre du dessinateur américain Chris Ware, l’effet de mémoire suggère un réalisme subjectif ou, plus exactement, un subjectivisme réaliste.
Au moment du colloque, j’aurai terminé la rédaction d’un mémoire portant sur les liens entre l’architecture et la mémoire dans l’œuvre de Chris Ware. J’entends présenter une partie de ma recherche lors de ma communication. Je laisserai vite de côté l’architecture en tant que figure ou objet, afin de m’intéresser plutôt l’architecture en tant que métastructure. En effet, chez Ware, la construction du livre et de la page, particulièrement complexe, acquiert la richesse d’une architecture — bidimensionnelle, certes, mais offrant au lecteur la liberté d’errer dans la page, de traverser les cases comme on visite les pièces d’un appartement. Les planches de Ware offrent plusieurs exemples d’une narration tabulaire — plutôt que linéaire — dont la temporalité est fragmentée, ramifiée sur la page. Mon hypothèse est que cette décomposition du fil narratif, permettant une simultanéité des temps et une schématisation fine des causes et des conséquences, offre un médium privilégié aux effets de mémoire. En quelque sorte, l’articulation des temps dans un espace visible épouserait les mécanismes même de la mémoire ou, à tout le moins, le réflexe mnémotechnique de spatialisation, permettant ainsi au lecteur de se plonger dans la représentation d’un processus de mémoire.
Peter R. Sattler a déjà soutenu une idée semblable à propos de
« Building Stories » de Ware : « “Building Stories” attempts to reconstitute memory, coaxing its readers not only to remember feelings, but also to feel remembering. » (Sattler : 207) Mon intention sera, d’une part, d’analyser la nature de cette impression (feeling) selon une approche cognitiviste et, d’autre part, d’observer ses résonnances dans les pages de Ware, exemples à l’appui. Cet exercice, plus expérimental que théorique, pourra néanmoins servir d’amorce à une réflexion plus large sur les potentiels narratifs de la bande dessinée, ainsi que sur les différentes manières de lire la subjectivité dans la structure narrative de ce médium.